La différence stendhalienne n'a cessé de déconcerter ses éditeurs. Stendhal brouille la frontière entre livre et manuscrit : il complète, corrige, réécrit la première édition de La Chartreuse de Parme et nous lègue un texte pluriel, en devenir - impubliable ? Cette édition relève le défi. Établie à partir du texte de 1839, enrichie des notes, ajouts et retraits collectés sur tous les exemplaires annotés par Stendhal, elle se rapproche de cette Chartreuse de 1860 en trois volumes à laquelle il songeait. Nous avons conservé les fantaisies orthographiques de son italien, les étrangetés de sa phrase organisée à partir d'une ponctuation audacieuse et inimitable, la coulée de son paragraphe et de sa page. Roman miraculeux, roman exemplaire, La Chartreuse éclate d'un vouloir-vivre joyeux et tragique. Dans l'Italie du XIXe siècle, la réalité s'élève d'elle-même au fabuleux, à l'aventure ; l'histoire confine au romanesque, à l'opéra bouffe, à la comédie de cour. Stendhal nous parle d'héroïsme, à travers les figures du sublime passionnel que sont la vengeance, l'inceste, le tyrannicide, et de la naïveté d'un héros à " l'air cornichon ".
Michel Crouzet a notamment publié Stendhal et l'italianité (Slatkine Reprints), Rire et Tragique dans La Chartreuse de Parme (Eurédit) et Le Roman Stendhalien, La Chartreuse de Parme (Paradigme).
Dans Armance, Madame de Malivert, qui redoute qu'Octave ait une maladie de poitrine, ne veut rien en dire : «Nommer cette maladie cruelle, ce serait hâter ses progrès.» Tout personnage de Stendhal est ainsi provoqué, trompé, guidé ou dévoyé par les mots. Ici le langage ne surgit que pour le soupçon, avec assez d'insistance pour marquer profondément la stylistique de l'écrivain.
Pourquoi naît ce soupçon, et vers quoi, jusqu'où, mène-t-il l'oeuvre de Stendhal ? Michel Crouzet nous décrit l'itinéraire, qui ne peut passer hors des idées du temps, de l'égotiste confronté d'abord à l'exigence d'exprimer le moi. Comment se dire, en effet, comment dire le moi dont l'essence est de différer, par les mots dont la langue est faite ? Ce «mal aux mots» est la part du mal du siècle qui vient frapper le nominalisme stendhalien, nourrir des principes énoncés par la «grammaire générale» d'une linguistique rationnelle. Mais Stendhal sait passer outre à cette réduction des Idéologues. Son chemin traverse bientôt l'utopie d'un langage transparent, silencieux, puis s'en échappe, surmontant cet interdit qui pesait sur les mots. Stendhal veut être le maître du langage qu'il se parle : souverainement, il va créer une langue «privée» qui doit s'émanciper des règles. Ainsi se rétablit une foi dans le langage, qui mène enfin l'écrivain vers l'esthétique et le style, vers l'art.
Pour Stendhal, le monde moderne est un objet d'adhésion et de refus: au centre du problème, déjà esquissé dans Stendhal et l'Amérique I, il y a la pensée utilitaire, axe de la modernité, que Stendhal adopte car elle congédie le vieux monde de la métaphysique.
L'échéance du futur est toujours présente à la pensée de Stendhal : fondateur de l'idée de modernité, il pressent en elle la décadence de la civilisation ; sa critique de ce qui a pu être pour lui l'avenir porte sur notre présent à nous. Cette thématique suivie par les articles de Michel Crouzet rassemblés ici commence à Henry Brulard qui inscrit son enfance dans la Révolution, il puise son énergie dans l'ivresse de la révolte, mais aussi dans la quête de la République qui implique une sociabilité plus large et plus généreuse. Mais enfant du siècle il veut se guérir du mal du même nom car dans le consentement mélancolique à la douleur, à la solitude, à l'esprit de sérieux, il perçoit le nihilisme du désenchantement.
Vient ensuite l'analyse du lien indestructible entre Stendhal et Napoléon : c'est le désir de gloire, le désir de l'immortalité laïque qui les attache l'un et l'autre à l'humanisme classique et unit le conquérant à l'écrivain.
Pour Stendhal romantique et républicain, la beauté ne peut naître que dans la liberté. Il y a donc trois époques de l'art et trois libertés : les républiques antiques, les républiques italiennes du moyen âge, la liberté des Modernes libéraux, mais elle s'annonce comme tristement stérile puisqu'elle étouffe les forces affectives qui pour le Romantique sont l'essence même de l'homme.
Libéral, Stendhal l'est pourtant, le prouve son incarnation en marchand de fers dans les Mémoires d'un Touriste : la société civile sous Louis-Philippe, mais sans lui, dûment séparée de l'Etat, apparaît alors dans toute sa gloire, toute sa prospérité, emportée par un mouvement qui, avec quelque ironie à coup sûr, réjouit le romantique qui est aussi un moderne pour qui existe la vie économique.
L'âme de la démocratie, c'est le souci politique, et les souffrances et les indignations qui ont tourmenté Stendhal ; les articles qu'il a écrits dans les revues anglaises sous la Restauration sont une sorte de thérapeutique de la politisation. Stendhal machiavélien au fond tend vers réalisme qui désaffecte la chose politique et annonce l'objectivité du réalisme romanesque : il utilise le même matériau et transforme le principe de sa représentation.
Cet ouvrage s'efforce à partir du cas de Stendhal, étudié dans ses débuts littéraires, ses premiers essais, de définir les modalités de la naissance du " romantisme ". Quand, comment, pourquoi, le jeune apprenti littéraire de l'époque du Consulat, entre-t-il dans le romantisme ou dans la culture du romantisme si l'on veut élargir le débat au-delà des strictes dimensions d'histoire et d'école. II s'agit donc, au travers des aventures d'un obscur débutant qui au reste n'écrira rien avant des années, de décrire la genèse d'une nouvelle attitude littéraire, ou d'une nouvelle conception de la littérature. Dans ce premier volume, deux parties se font suite ; la première congédie le passé et étudie l'attitude de Stendhal vis à vis du " classicisme ", c'est-à-dire d e l' école française du XVIIe siècle, que le révolté littéraire rend " relative ", mais plus profondément vis à vis de toute " école ", du fait même de pouvoir constituer une communauté créatrice affiliée à des principes ou à des règles. Il en découle la deuxième partie qui étudie le ralliement de Stendhal au principe poétique que la tradition lui propose, et qui est à la limite de toute poétique possible, c'est-à-dire le sublime. Ici la tradition tend la main à la révolution ; mais dans quelles conditions ?
Que veulent dire des termes comme " rhétorique " et " poétique " à propos d'un écrivain romantique, ou pour un Moderne exemplaire comme Stendhal ? Répondre à la question serait parvenir à une certaine formalisation d'une oeuvre qui se donne pour identique à son auteur, ou à la réalité, ou à la spontanéité et au caprice. Déjà, le premier tome de La Poétique de Stendhal avait montré q ue le Romantique (et le Réaliste, ici les deux grandes écoles se rejoignent) s'était livré à une critique politique de l'univers formel, mais s'était placé dans la dimension du Sublime, dans une tradition hors tradition, dans une catégorie à la limite du formel et du pensable. Aussi paradoxaux, mais non moins fondateurs, vont apparaître ici ses rapports avec les principes insaisissables du Naturel, de la Grâce (c'est le Corrège le meilleur témoin d'une poétique gracieuse), le Détail : autre legs du passé dont s'empare la révolution romantique de l'écriture.
Les trois éléments du titre sont les catégories paradoxales qui doivent permettre au lecteur de Stendhal de se laisser persuader ou enchanter par sa propre subjectivité.